« NOUS ALLONS VOIR DES CHOSES AUPRES DESQUELLES LES PASSÉES... »

 

 

 

Que savons-nous ? Nous savons que dans cinq milliards d’années, à quelque cent cinquante millions de kilomètres de nous, se produira une catastrophe autrement redoutable pour notre vieille planète que tous les déluges, les tremblements de terre, les guerres, les famines, les explosions du passé et de l’avenir : le Soleil cessera de briller.

Le Soleil nous éclaire et nous réchauffe. Il nous fournit, dans des limites très étroites, avec une précision rigoureuse, à quelques degrés centigrades près, la température exigée par la poursuite de la vie. Quand il sera hors d’usage, la Terre aussi sera hors d’usage. Ils auront duré, l’un et l’autre, l’astre et son satellite, quelque chose comme dix milliards d’années.

Avec leurs chevaux, leurs livres, leurs outils, leurs machines de plus en plus perfectionnées, leur interrogation sur le tout, leur crainte de la mort et de l’au-delà, les hommes d’aujourd’hui se situent à peu près au milieu de la double et brillante carrière de notre belle étoile du jour et de sa planète minuscule, excentrée et privilégiée jusqu’au miracle.

Il n’est pas sûr que la vie sur la Terre puisse accompagner l’astre le plus éclatant de notre ciel jusqu’à sa fin inévitable.

Vieux, comme la Terre elle-même, de cinq milliards d’années, le Soleil perd chaque jour entre deux cent cinquante et trois cents milliards de tonnes d’hydrogène. Du coup, son attraction sur les planètes diminue et la Terre s’éloigne du Soleil d’un mètre par an environ. On pourrait imaginer que, dans quelques centaines de millions d’années, la température de notre planète tombe du petit nombre de degrés suffisant pour que le froid rende toute vie impossible. L’activité interne du Soleil ne cesserait pourtant d’augmenter et il n’est pas impossible que, dans quelques centaines de millions d’années, la température moyenne de la Terre atteigne au contraire cent degrés.

Personne ne sait très bien, on le voit, ce qui attend notre planète dans un avenir plus ou moins lointain. La seule chose qui soit sûre, c’est que la vie, telle que nous la connaissons aujourd’hui, ne se poursuivra pas toujours sur la Terre puisque le Soleil s’éteindra.

Ce qui est douteux, en revanche, c’est que les hommes disparaissent avec la planète où ils sont apparus. On ne parle d’ailleurs ici des hommes que par un abus de langage. Il faudrait parler plutôt des créatures improbables qui leur auront succédé et dont personne ne sait rien. Il y a cinq milliards d’années, les hommes n’existaient pas. Il y avait une matière, un Soleil, une Terre, puis une vie qui leur a donné naissance.

Dans cinq milliards d’années, les hommes n’existeront plus.

Mais il y aura des choses ou des créatures indicibles à quoi ils auront donné naissance. Des êtres supérieurs peut-être. Ou peut-être des monstres. Ou peut-être à la fois, à nos yeux du moins, des êtres supérieurs et des monstres. L’histoire est de bout en bout nécessaire et de bout en bout imprévisible. Elle n’est qu’effets et conséquences, mais elle n’est qu’invention.

Il était impossible à l’algue verte d’imaginer l’Homo sapiens.

Il était impossible à l’homme de Cro-Magnon d’imaginer Aristote. Il était impossible aux auteurs de Gilgamesh ou du Mahâbhârata d’imaginer Freud et Einstein. Il nous est impossible d’imaginer les êtres qui sortiront de nous. Ces êtres, dont il nous est aussi impossible de parler que de Dieu, auront peut-être trouvé le moyen de remplacer le Soleil. Ou peut-être n’auront-ils plus besoin du Soleil. Ou peut-être auront-ils quitté la Terre pour se répandre dans le tout.

Tout ce que les hommes peuvent faire, ils le feront.

« Maintenant, constate déjà la Genèse ( XI, 6 ) avec une nuance de dépit et de vague inquiétude, rien ne les empêchera de faire tout ce qu’ils auront projeté. » Il est à peu près hors de doute que les hommes qui ont conquis la Lune finiront par conquérir, de proche en proche, l’univers tout entier. Ou presque tout entier. À supposer même que notre planète explose, par accident provoqué ou par inadvertance, à un moment quelconque du prochain millénaire, elle explosera trop tard pour détruire l’humanité : il y aura déjà des hommes ailleurs dans l’univers. Et quand la Terre mourra de sa mort naturelle, il y aura longtemps que les descendants des hommes seront partis pour le tout.

Après avoir tourné de plus en plus lentement autour d’elle-même et autour de son Soleil – les jours, qui n’étaient que de vingt et une heures il y a cinq cents millions d’années, s’allongeront encore et dureront toute une semaine, les années n’en finiront plus –, notre planète d’origine disparaîtra avec le Soleil dans cinq milliards d’années. Personne ne sait quand le tout disparaîtra à son tour – ni même s’il est appelé à jamais disparaître. Nous avons vu pourtant qu’un univers éternel n’est pas très vraisemblable puisqu’il ne se distinguerait plus ni de l’être ni de Dieu et que le temps s’y confondrait avec l’éternité au lieu d’être, comme il l’est, son image dégradée. Il n’est pas impossible que les êtres indicibles qui nous auront succédé accompagnent le tout jusqu’à sa fin fatale.

Cette fin, quand elle se produira, ne sera pas enchanteresse. Des étoiles s’éteindront. Les trous noirs s’étendront.

Des mondes nouveaux surgiront avant de disparaître à leur tour. « Nous allons voir des choses, écrivait le cardinal de Retz, auprès desquelles les passées n’étaient que verdures et pastourelles. » Il ne croyait pas si bien dire. Personne n’est capable d’imaginer ce que sera la fin du tout, beaucoup de milliards d’années après la fin de la Terre. Peut-être une fournaise ardente, peut-être un froid glacial, peut-être un immense trou noir qui transformera en spaghetti tout ce qu’il pourra attraper. Ceux qui descendront de nous pour affronter cette apocalypse, plus terrifiante encore que celle à laquelle saint Jean a attaché son nom, seront aussi différents de nous que nous le sommes nous-mêmes des bactéries, des algues bleues et de la soupe primitive. N’importe : il y a, loin devant nous, des naufrages en attente. La fin du tout, que nous ignorons, sera aussi violente que son début, que nous commençons à connaître. Il paraît que l’inconscient collectif souffre encore aujourd’hui des grandes terreurs du passé.

L’avenir aussi mériterait ses cauchemars. À défaut de cauchemars, il y a, cachée dans le cœur de chaque homme, l’idée obscure d’un désastre que toutes les religions essaient de camoufler sous un voile d’espérance et de racheter par un salut. Le but premier de toute religion et de toute métaphysique est de donner un sens à la catastrophe des origines et d’en donner un autre – ou le même – à la catastrophe de la fin. De notre fin à chacun de nous. Et de la fin du tout.

Presque rien sur presque tout
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